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C’est un spectacle énigmatique de toute beauté, parcouru par le souffle de l’âme slave, les fantômes du théâtre de Kantor et la folie de Witkiewicz qui se joue actuellement au tout nouveau Théâtre Elizabeth Czerczuk. 

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 Les Inassouvis, 2018. Tous droits réservés.

C’est une curiosité tenace qui nous a poussé à enfin passer les portes du Théâtre Elizabeth Czerczuk, un an après son ouverture, un froid soir de novembre, pour découvrir, non seulement le lieu, nouveau venu dans le paysage théâtral de l’est parisien, son ambiance particulière, son accueil hors du commun, mais également la création du moment, sortie du cerveau bouillonnant de sa directrice, “Les Inassouvis”. Soit 3h30 d’un théâtre visuel et chorégraphique qui emporte le spectateur dans son tourbillon d’images venues d’ailleurs, enveloppe de son lyrisme ténébreux, sans que la durée ne soit un problème, au contraire, surtout quand une généreuse soupe chaude nous est servie lors du deuxième entracte, accompagnée d’un verre de vin, dans le bar spectral du théâtre. Car ici, tout est envoûtement et à peine pénètre-t-on l’entrée de cet antre dédié à un théâtre nourri de racines slaves, renouant avec Kantor, Grotowski et Witkiewicz qu’on est happé par la présence invisible de la maîtresse de maison, Elizabeth Czerczuk, qui irradie le moindre détail scénographique de ce manoir hanté où l’hospitalité est un art. Mannequins déglingués, bougeoirs allumés, obscurité de mise, fruits en libre service, jardin d’hiver, belle exposition temporaire de photographies de Guy Delahaye, le lieu déconnecte illico du quotidien, nous entraîne au pays des songes et des fantasmes, des cauchemars cathartiques, des fêtes ésotériques et secrètes. De même, le spectacle est une invitation à passer de l’autre côté du miroir, dans la continuité directe de la philosophie de la maison qui l’abrite. Les comédiens viennent nous chercher eux-mêmes, nous prennent par la main au sens propre du terme, pour ne plus nous lâcher, tant la représentation privilégie le rapport de proximité au public, son inclusion même.

Conçu en tableaux successifs où l’image prime sur le sens et la sensation sur la compréhension, “Les Inassouvis” nous plonge tête la première dans un univers expressionniste et crépusculaire nappé de musiques excessives et envahissantes qui nous prennent aux tripes. Violons et accordéons s’y  donnent la réplique avec passion, impétueux, exaltés jusqu’à la moelle, au service de cette fresque chorale torturée et névrotique où les femmes ont la part belle et le rendent bien tant elles sont magnétiques. Treize interprètes, dont Elizabeth Czerczuk elle-même, se partagent le plateau, diffracté en différentes zones de jeu, sans arrêt bouleversées par des reconfigurations de l’espace provocantes et dynamiques. Le public, plusieurs fois déplacé au cours de la représentation, invité à danser sur scène, n’a pas d’autre choix que d’être partie prenante mais sa sollicitation est faite avec tant de générosité et de bienveillance que personne ne s’y oppose. Si “Les Inassouvis”, dans son contenu, brasse moult motifs (discipline, éducation, folie, art, maternité, monstruosité, émancipation, exil, questionnements identitaires), portés par des errants sans pays (les interprètes sont issus de nombreuses nationalités différentes, ce qui fait la richesse et l’enjeu du spectacle), ce que l’on retient avec le plus d’émotion, ce sont ces scènes de danse de groupe, puissantes, sublimées par des danseuses fascinantes aux visages fardés. Elles sont l’âme et le corps de cette expérience troublante, étrange et tourbillonnante, venue d’un autre siècle, d’un autre temps, dans laquelle on se laisse transporter avec délice. 

Marie Plantin, Pariscope, 22 novembre 2018

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